Vaud à l'ère numérique
Supplément de la Feuille des avis officiels No 75-76 du 22 septembre 2017 Spécial économie vaudoise

Prospective: le scénario du tout numérique

Dans son rapport de fin de législature «Vaud 2035», la Commission de prospective a identifié, parmi quatre scénarios, celui où le canton serait plongé dans un univers voué aux technologies les plus sophistiquées, régies tant sur le plan économique que sur le plan sociétal par les impératifs du Big data. Résumé.
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Le numérique et les plateformes qu’il sous-tend permettent la montée en puissance de nouveaux modes de travail, dont le télétravail.

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L’émergence d’un Big Brother, qui pourrait être les géants du numérique, mus par leur seul intérêt privé, est au nombre des dangers de ce scénario.

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Le rapport, intitulé «Vaud 2035», n’a pas vocation à prédire l’avenir ni à établir des priorités politiques, mais a pour but d’alimenter la réflexion des autorités cantonales. Il décrit des «possibles», construits sur la base d’un vaste matériel synthétisant l’état de la situation dans l’ensemble des secteurs où le Canton dispose d’une marge d’action. L’un d’entre eux imagine un canton visant le tout numérique et la manière de tirer parti du Big data, autrement dit que faire avec cette masse de données, sans cesse en expansion.
Dans ce scénario, le progrès technologique est fondamentalement porteur de bienfaits pour la société. Chaque jour apporte sa moisson d’inventions. Le canton doit assimiler les mutations profondes des modes de vie et des règles économiques qui en résulteront. Nourrie par une masse de données en croissance exponentielle, la société du Big data personnalise l’offre de biens et de services, mais la numérisation contribue à l’émancipation de l’individu. La présence du numérique, en s’étendant, oblige le cadre institutionnel à s’adapter en permanence.

L’individu roi 

Bien que réel, le vieillissement de la population ne constitue pas un problème en soi, de même que l’augmentation de la population. L’immigration est même encouragée s’il s’agit d’une main-d’œuvre qualifiée. La formation est organisée dans le but d’atteindre un niveau de compétences le plus élevé possible, avec un accent sur les nouvelles technologies qui, de leur côté, offriront une gamme de prestations utiles à la prise en charge des plus âgés. 
L’individu, fier de son autonomie, se voit propulsé au centre du dispositif social: ses aspirations à l’épanouissement personnel sont vues d’un bon œil et les risques d’atomisation du corps social, s’ils ne sont pas niés, ne sont pas jugés périlleux. De nouvelles formes de communauté se créeront à travers l’univers numérique, mieux à même de répondre aux besoins de chacun. 

La liberté et la flexibilisation contre l’État

Dans cette logique, la place de l’État est réduite à la portion congrue et le principe de la responsabilité individuelle prédomine, notamment dans le domaine de la santé où l’emploi des technologies numériques qui permettront une prise en main individualisée du bien-être de chacun bouleversera de toute façon la donne. 
Le numérique et les plateformes qu’il sous-tend permettent la montée en puissance de nouveaux modes de travail, dans une grande liberté d’organisation: co-working, contrats à durée déterminée, travail à distance, etc. La croissance épousera des formes nouvelles, conformes à l’évolution des technologies. L’État doit ainsi se limiter à garantir des conditions-cadres acceptables et à faire en sorte que la législation favorise toutes les initiatives tendant vers une flexibilisation des modèles sociaux ou étatiques en vigueur. La libre concurrence est largement saluée, même dans le domaine agricole. Dans un monde où l’individu est sublimé, le sport est perçu comme une activité individuelle; les fédérations sont toutefois accueillies avec intérêt comme contribution à l’innovation technologique et débouché économique. 
L’idée que tout peut être réformé et corrigé sous la conduite de l’«informatique ambiante» avance à grande vitesse. Le respect de la sphère privée pourrait cependant devenir un problème lancinant dans un monde chantant les vertus infinies du numérique, même si l’omnipotence des géants technologiques principalement américains n’est pas ressentie comme une menace concrète, mais plutôt comme une source d’idées nouvelles.

Les effets possibles

  • Le progrès technologique reste la base de toute vie harmonieuse et la smart city devient le symbole de la transposition du virtuel dans le réel; en parallèle, le culte de la vitesse et de l’immédiat est salué. 
  • Sur le plan tant national qu’international, le droit privé prend le dessus sur le droit public; ainsi le respect de la sphère privée passera-t-il par une exclusion de l’État perçu dans sa dimension policière: en cas de conflit, les données, si elles doivent rester accessibles aux fournisseurs, sont interdites aux services de police; les procédures régissant le mécanisme de normalisation deviennent un principe standard de création du droit. 
  • Le libre accès aux données personnelles de la part des géants du numérique est la garantie de coûts extrêmement bas dans l’usage des technologies et des services qui lui sont liés; cette aspiration à la gratuité explique le désintérêt pour la préservation de la sphère privée qui pourrait se manifester. 
  • La responsabilité individuelle étend son empire, comme aboutissement d’un individualisme «connecté». 
  • L’État, abdiquant des fonctions de «gendarme», n’a qu’une fonction: déblayer tous les obstacles à la liberté des échanges et à une liberté, dans tous les domaines, louée. 
  • Le vieillissement n’est pas redouté: tout le monde pourra être aidé par des robots et l’ouverture des frontières garantira un renouvellement constant des classes d’âge; la médecine personnalisée est perçue comme un moyen de condamner l’État social de type classique. 
  • Il en va toujours de même avec le changement climatique et la question énergétique, repensés selon des schémas où la science apporte ses propres réponses; c’est ainsi également que le recours aux OGM n’est pas considéré comme un problème. 
  • La recherche et l’enseignement à tous les niveaux s’adaptent aux besoins de la société digitale. 
  • De nouvelles formes de travail sont mises en œuvre, dans des cadres moins hiérarchiques et ordonnées par des contrats de durée déterminée.

Le revers du tout numérique

  • La transparence comme norme sociale risque de faire «exploser» la sphère privée, du fait de la privatisation des données personnelles. 
  • Une menace se dessine: l’émergence d’un Big Brother, sous la forme d’un Etat appelé à remettre de l’ordre, ou par le truchement des géants du numérique, mus par leur seul intérêt privé. 
  • L’informatique omniprésente risque de provoquer un «crash» énergétique en même temps qu’il menace un nombre croissant d’emplois. 
  • Apparaît aussi le risque d’une fuite en avant dans le progrès technologique qui pourrait enclencher un retour plus ou moins violent vers des valeurs plus spirituelles; le risque d’une désagrégation du corps social n’est pas exclu au profit d’un certain nihilisme politique. 
  • Sur le plan scolaire, l’apprentissage de la langue anglaise, comme esperanto moderne, est favorisé par tous les moyens. 
  • Le monde «ouvert» que présuppose un monde où la technologie est reine risque de poser des problèmes de cohésion par le fossé susceptible de se creuser entre les utilisateurs avertis d’internet et le reste de la population (les plus vieux); au fossé intergénérationnel va se superposer un fossé «numérique». 
  • La société de l’algorithme révèle des fragilités de plus en plus grandes dont profiteront les cybercriminels; face à une police jugée inefficace, la société ouverte pourrait en arriver à s’approprier l’argent gagné de manière illégale comme l’un des canaux normaux de l’investissement. 
  • De nouvelles formes de communautarisme pourraient s’imposer alors qu’il serait plus difficile de faire respecter les règles régissant le collectif.