Patrimoine vaudois
L'héritage du XXe siècle

Patrimoine du XXe siècle: sauver la planète en préservant le béton

Reconnaître la valeur du patrimoine ancien est chose plus ou moins aisée. Mais lorsqu’il s’agit d’architecture moderne, la question est plus complexe. Professeur à l’EPFL, Franz Graf nous apprend à la regarder et nous explique aussi pourquoi sa sauvegarde contribue très directement au développement durable.
ARC - JB Sieber

Patron du laboratoire des techniques de sauvegarde de l’architecture moderne (TSAM), Franz Graf n’est pas seulement architecte, il est aussi un peu le médecin du béton.

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Le TSAM, laboratoire de l’EPFL, travaille sur un projet de rénovation des tours de la Maladière, à Lausanne.

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Giulia Marino

Intérieur de la Petite Maison, architectes Le Corbusier et Pierre Jeanneret, Corseaux, 1924.

Giulia Marino

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Giulia Marino

«Quand c’est Le Corbusier, on fait de la restauration, et quand c’est un patrimoine plus commun, il faut être capable d’imaginer des projets forts et novateurs.»

La cathédrale de Lausanne, bâtie en molasse, a ses cycles de vie. Vient un jour où elle se dégrade. Il faut donc l’entretenir, s’en occuper avec soin. Pour les cités d’habitation du XXe siècle, il en va exactement de même. «Rien n’est jamais définitif, explique Franz Graz. Malgré la qualité des matériaux utilisés, qu’il s’agisse de l’acier, du béton ou de l’aluminium, tous ont une durée de vie. Après, il faut s’en occuper.»
Patron du laboratoire des techniques de sauvegarde de l’architecture moderne (TSAM), Franz Graf n’est pas seulement architecte, il est aussi un peu le médecin du béton.

Lorsqu’il est engagé à l’EPFL, il y a une quinzaine d’années, son postulat est simple : trois quarts des architectes travaillent aujourd’hui sur des objets déjà construits, alors qu’un quart seulement fait du neuf ou participe à des concours d’où sortent des hôpitaux, des écoles et parfois un musée: «Le neuf est périphérique, la plupart des choses se font dans l’existant. L’architecture du XXIe sera celle qui saura transformer l’architecture du XXe.»

C’est quoi l’architecture moderne?
Pour Franz Graf, l’architecture moderne naît après la Première Guerre mondiale: «Les débats d’idées se font durant l’entre-guerre, mais on ne construit pas grand-chose à cause de la crise économique. Il faut attendre la fin de la Deuxième Guerre pour assister littéralement à son explosion. Toutes les idées nées dans les années 20 ont eu le temps de murir, les nouveaux matériaux et la mécanisation des chantiers ouvrant de nouvelles et fabuleuses perspectives. Et surtout les besoins étaient là: il fallait même créer des volumes énormes pour répondre à la demande – Le Lignon à Vernier, par exemple, est le bâtiment le plus long d’Europe, avec ses 10’000 habitants sur 1,2 kilomètre.»

Les Trente Glorieuses ont constitué un coup d’accélérateur unique. Une période durant laquelle tout s’est développé avec une puissance et une vitesse incroyable. «Au détriment peut-être de certaines réflexions, mais c’est à ce moment que l’on construit les villes dans lesquelles nous vivons», rappelle Franz Graf.

Séparer le bon grain de l’ivraie
C’est dire si notre paysage architectural fourmille de ces bâtiments parmi lesquels, inévitablement, le meilleur côtoie le pire. Comment reconnaître alors ceux qui, demain, auront une véritable valeur patrimoniale? «En fait, nous appliquons les mêmes critères que pour l’architecture ancienne ou monumentale, explique Franz Graf. Nous travaillons par comparaison avec une liste de cinq critères totalement objectifs qui permettent d’attribuer une valeur à un immeuble locatif, une usine ou encore un lieu de culte.»

D’abord, il faut déterminer si l’objet est unique en son genre ou s’il fait partie d’un corpus. Dans ce dernier cas, sa construction est-elle plutôt innovante ou s’inscrit-elle dans la répétition? Il faut bien sûr savoir qui en sont les auteurs, pas seulement les architectes, mais également les ingénieurs et tous ceux qui ont participé à sa construction, dont le client. «Il n’y a jamais de bonne architecture sans bon maître d’ouvrage», note Franz Graf.

L’état d’origine n’est pas le moindre de ces critères, sa matérialité étant la garante de l’authenticité. «Un peu comme pour les amateurs de vieilles voitures qui payeront plus cher une voiture avec une carrosserie cabossée (et qu’on n’a surtout pas repeinte), mais qu’ils savent d’origine.» Enfin, il faut considérer sa valeur d’origine et rappeler une évidence : ne comparer que des objets similaires, qu’il s’agisse de logements, d’hôpitaux, d’usines ou de prisons. «Sur cette base, nous pouvons ensuite déterminer si un bâtiment a de la valeur, explique Franz Graf. Les stations-service ont le droit d’être jugées avec des critères objectifs comme tout autre objet architectural!»

Des architectes enviés du monde entier
Les architectes furent nombreux à travailler sur le logement, une préoccupation propre au XXe siècle, comme l’illustre Le Corbusier à qui l’on doit l’unité d’habitation de Marseille et tant d’autres immeubles construits pour le plus grand nombre, de façon économique, et qui n’en sont pas moins des œuvres d’art.

Mais si on cite toujours les plus célèbres, on en oublie beaucoup d’autres, ceux qui s’illustrèrent notamment durant la période de l’après-guerre. «Il faut reconnaître que les Suisses sont de bons constructeurs, observe Franz Graf. Sans être forcément des vedettes, ce sont eux qui ont fait l’architecture des années 50 et 60 et que le monde entier nous envie. Ils ont su construire bien, solidement et avec un certain art.» Et de citer parmi d’autres Georges Addor, à Genève et Jean-Pierre Vouga, à Lausanne. «Ils sont à l’origine de bâtiments que l’on ne peut pas vouloir démolir aujourd’hui.»

 

Fantastique terrain de recherche
Désormais, tous ces grands ensembles comme le Lignon ou la Bourdonnette sont arrivés au terme de leur premier cycle de vie. Non seulement le confort des habitants doit être revu, mais il faut les adapter aux nouvelles normes énergétiques «Au-delà de la dimension culturelle, l’aspect technique est également passionnant. Les dépenses d’énergies d’une villa, comparée à celles d’un grand ensemble, sont multipliées par mille, deux mille, trois mille… l’enjeu est autrement plus important.»

Pour Franz Graz, il s’agit d’un fantastique terrain de recherche pour les architectes, mais non dénué d’embûches… «Normalement, il existe une distance temporelle de cent ou deux cents ans par rapport aux objets. Personne ne remet en cause l’intérêt d’une cathédrale ou d’un tableau de Brueghel. Alors qu’un immeuble construit il y a une quarantaine d’années… Nous sommes souvent confrontés à des choix fondamentaux. Est-ce qu’on reconstruit tout? Ou est-ce qu’on choisit une voie médiane, plus respectueuse et plus économique?»

Adapter sans défigurer
L’enjeu désormais est de se pencher au chevet des bâtiments des années 50 /60 pour les mettre aux nouvelles normes, parfois très contraignantes. Comme ils ont de la valeur – ils sont même parfois très beaux –, il faut comprendre comment les adapter sans les défigurer.

«Ce travail sur le patrimoine a également pour vertu de relâcher la pression sur son ego, remarque Franz Graf. On ne s’intéresse pas à soi, mais aux choses qui ont existé, à leur sens, à la manière dont elles se sont transformées, à ce qu’elles peuvent amener à une compréhension générale d’une époque. C’est pour cela que la restauration du Lignon en 2018 a été une opération «silencieuse»: notre intervention ne se voyait pas, mais les habitants avaient gagné en confort, tout en réduisant les besoins d’énergie pour le chauffage et l’eau chaude d’environ 70%. Il n’y a pas besoin de détruire la ville pour se manifester comme architecte.»

Travail d’exploration
Dans cet esprit, un des étudiants du TSAM, Sébastien Rouge, s’est servi des trois tours lausannoises de la Maladière – inscrites à l’inventaire national – pour explorer dans un travail de diplôme trois stratégies d’intervention. Son objectif étant de démontrer que l’existant peut servir de support à des projets novateurs.

Le premier scénario cherche prioritairement à préserver la valeur patrimoniale en optant pour une restauration des façades et une transformation des appartements. Les deux autres scénarios suivent quant à eux un processus de densification en opérant au moyen d’une surélévation: soit en conservant la rigueur des façades soit en rompant avec les principes architecturaux d’origine en suivant un processus d’addition par extension et surélévation.

Pour Franz Graf, ce travail a le grand mérite de démontrer que l’existant n’est pas un boulet inerte dont on ne sait pas quoi faire: «Il est aussi très représentatif du travail de notre laboratoire. Quand c’est Le Corbusier, on fait de la restauration, et quand c’est un patrimoine plus commun, il faut être capable d’imaginer des projets forts et novateurs.»

Gaspillage d’énergie grise
Le temps est désormais révolu où l’on pouvait penser que les richesses étaient illimitées et que l’on pouvait toujours tout reconstruire: «Je pense plutôt qu’il faut conserver ce qui existe, le valoriser plutôt que de le remplacer. Sans compter que le sol est rare en Suisse. Mais pour cela, il faut avoir les mains dans le cambouis, parce que tant qu’on en est au niveau des décisions politiques tout va bien. C’est ensuite, lorsqu’on descend dans le “faire” que cela se corse.»

Les décisions fédérales en matière de normes environnementales sont très louables, estime le professeur de l’EPFL, mais elles fixent abstraitement des cibles. Et parfois, elles deviennent même problématiques, surtout quand elles impliquent la reconstruction de bâtiments. «Le risque est de perdre la matérialité et l’épaisseur culturelle de tout ce qui nous entoure, parce que cela va impliquer de construire une nouvelle ville sur l’ancienne. Et surtout, cela va entraîner un immense gaspillage d’énergie.»

Selon lui, il est contreproductif de vouloir détruire ce patrimoine moderne pour le remplacer par des constructions nouvelles: «Fondamentalement, la préservation de ce patrimoine bâti contribue directement à la sauvegarde de notre environnement. La meilleure solution au niveau énergétique est de conserver ce qui existe et de le transformer en améliorant son isolation. Non seulement cela coûte beaucoup moins cher, mais surtout nous épargnons ainsi une précieuse énergie grise, soit la quantité d’énergie nécessaire pour produire un bien industriel ou un matériau.».