Dans son bureau qui sent bon l’Histoire, Maurice Lovisa est tel qu’on imagine un conservateur de monuments. L’œil et le verbe malicieux, il sait jongler avec la petite et la grande histoire pour mieux raconter le présent: «S’intéresser à l’architecture, c’est aussi s’intéresser à l’histoire de notre civilisation». Lorsqu’il est nommé conservateur cantonal des monuments et sites de l’État de Vaud à la fin 2018, il a déjà derrière lui une carrière aussi longue que diversifiée. Son diplôme d’architecte de l’EPFL en poche, le voilà rapidement en charge de l’inventaire des fortifications suisses : un travail formateur où le spécialiste apprend à s’effacer, à rester en retrait. Comme il le résume lui-même: «On n’a pas à dire qu’on aime ou qu’on n’aime pas. Un bâtiment, c’est toujours le résultat d’une époque à un moment donné.»
À peine en fonction au Canton, Maurice Lovisa a commencé par s’attaquer à un chantier déjà ouvert, celui du projet de loi sur la protection du patrimoine culturel immobilier (LPrPCI), actuellement encore en discussion au sein de la commission parlementaire du Grand Conseil: «La nouvelle loi a été réécrite intégralement. Elle offre une révision pragmatique adaptée aux enjeux d’aujourd’hui, l’ancienne loi datant de 1969. Elle permet d’ancrer le recensement dans la loi (encadré) et renforce différents secteurs tout en donnant la part belle à la formation.»
Actuellement, le Canton ne dispose que de deux mesures légales de protection: celle sur les objets classés pour lesquels il a les pleins pouvoirs, et l’inscription à l’inventaire, sorte d’antichambre qui contraint les propriétaires de bâtiments inscrits à annoncer leurs projets de travaux.
«La plupart du temps cela se passe sans problème, mais quand ce n’est pas le cas, on doit le classer. Ce qui revient à sortir l’artillerie lourde pour protéger un bâtiment.» Le nouveau projet de loi élargit la palette du système de protection et permet ainsi de trouver des solutions intermédiaires. «Par exemple, on pourra émettre des conditions sans forcément le classer», précise Maurice Lovisa.
Comment se définit le patrimoine?
Ce projet de loi est une occasion propice pour se pencher sur ce patrimoine trop souvent réduit à la cathédrale ou au château de Chillon. Car, s’il a pu se résumer longtemps aux seuls monuments, sa définition s’est désormais élargie. Il touche désormais des domaines plus étendus, comme le patrimoine naturel ou immatériel. «La région de Lavaux ne se réduit pas aux murs de son vignoble et à ses paysages. Si on ne conserve pas également les métiers de la vigne, ce patrimoine sera en péril», avertit Maurice Lovisa.
Monumental, rural, industriel ou proto-industriel: le patrimoine est protéiforme. «Traditionnellement, on a commencé par sauvegarder les églises et les châteaux, probablement comme un contrecourant de la Révolution française, explique encore le conservateur. Mais on s’est vite intéressé au vernaculaire, aux fermes, puis aux usines et au patrimoine militaire.»
Pour Maurice Lovisa, la bascule s’opère dans le dernier tiers du XXe siècle où naît une nouvelle manière d’appréhender notre histoire et son patrimoine. «À côté de la gare de Brigue, il y a un bâtiment des années 50, intéressant sans être une merveille non plus. Mais il est important dans l’histoire suisse et l’immigration italienne parce que tous les émigrés y passaient pour la visite médicale, celle qui décidait de leur sort: accueillis ou renvoyés. À ce titre, il constitue un témoignage important pour beaucoup de gens. Faut-il dès lors les conserver?»
Mais alors que l’on s’intéresse à de plus en plus de bâtiments variés, Maurice Lovisa note qu’il «existe désormais des spécialistes des châteaux d’eau, des moulins, des autoroutes. Où s’arrête-t-on? Je ne sais pas. Peut-être un jour, dans 30, 40 ou 50 ans, faudra-t-il même protéger une centrale nucléaire, la sauver comme un témoignage du passé, pour expliquer d’où proviennent les déchets nucléaires enfouis…»
Restauration, rénovation, préservation
Dans le milieu des conservateurs, on prononce le mot rénovation du bout des lèvres. Surtout depuis la charte de Venise, qui date de 1964. «Sur un bâtiment protégé, on n’aime pas refaire à neuf parce que cela signifie détruire, explique Maurice Lovisa. Lorsque des peintures murales sont en partie détruites, on crée des zones grise ou brunes, mais on ne va pas reconstruire, sauf si ce sont de petits éléments. Sinon, on préfère restaurer.»
Si l’on peut critiquer aujourd’hui les restaurations faites il y a cinquante ans, il est fort probable que, dans le futur, avec de nouvelles technologies, on restaure encore différemment. «L’important dans l’acte de restaurer c’est de documenter, de préserver et d’intervenir de manière réversible», insiste Maurice Lovisa qui donne l’exemple ancien d’une restauration d’église en Italie qui tourna mal : pour traiter ses colonnes en marbre blanc, les produits chimiques utilisés pénétrèrent si profondément dans la pierre qu’ils en modifièrent sa composition. Depuis, le marbre blanc a irrémédiablement viré au jaune. «Et on ne pourra jamais plus revenir en arrière. C’est pourquoi on préfère restaurer : toujours partir de la substance historique présente et la compléter de différentes manières, soit en la reconstituant tout en la différenciant bien de l’ancien, soit en ajoutant des parties contemporaines.»
À chaque époque, ses goûts et ses modes de faire. Mais avant tout, on évite de pasticher de l’ancien. « On essaie de bien différencier les différentes phases historiques, explique Maurice Lovisa qui cite la récente restauration du Parlement vaudois à Lausanne : il est résolument contemporain, mais les architectes ont gardé à l’intérieur toutes les parties anciennes qu’ils pouvaient, créant ainsi un dialogue visible avec le passé...»
À l’époque de l’hygiénisme
Même si Le Corbusier est reconnu depuis un certain temps déjà, l’intérêt pour l’architecture contemporaine et ses grands ensembles d’habitation remonte à une trentaine d’années. Dans le canton de Vaud, les pionniers ont commencé à parler de l’architecture moderne à la fin des années 80, période à laquelle ils ont commencé à développer des outils, des méthodologies et des dictionnaires pour permettre de l’étudier.
«Ce type de quartiers correspond aux Trente Glorieuses, explique Maurice Lovisa. À la base, l’idée était de créer de beaux appartements en hauteur dans des ensembles sur pilotis afin de dégager de la surface au sol pour dessiner des jardins tout autour. Au lendemain de la guerre, ces constructions devaient permettre aux gens d’accéder à un meilleur niveau de vie. Ce qui a pu se faire à large échelle grâce à l’utilisation de nouveaux matériaux – le béton et l’acier – qui permettaient de faire des choses nouvelles et parfois esthétiquement fantastiques. Il est vrai qu’aujourd’hui, il y a une certaine désillusion. Si tous ces ensembles n’ont pas bien fonctionné, c’est aussi parce qu’on n’avait pas compris ce qu’il fallait construire autour.»
Comment éviter le massacre
Un danger guette cependant beaucoup de ces constructions des Trente Glorieuses. Confrontés d’abord à la crise pétrolière puis à l’urgence climatique, tous les bâtiments sont dans l’obligation de revoir leur isolation. «Trop souvent, la tendance est de mettre une doudoune, comme un matelas appliqué tout autour de la façade, ce qui change complètement, pour ne pas dire massacre, l’architecture.»
Pourtant, il existe au cœur de l’EPFL le laboratoire des techniques de sauvegarde de l’architecture moderne (TSAM), conduit par le professeur Franz Graf. Un pôle de compétences de dimension européenne où sont formés une foule d’architectes à ces problématiques. La rénovation de la cité du Lignon à Vernier près de Genève, dont la conception revient à l’équipe de Franz Graf, en est un parfait exemple. Leur étude avait permis de dessiner plusieurs variantes d’isolation, entre tout et rien. Celle retenue était à mi-chemin entre la protection du patrimoine et la préservation de l’énergie la plus rentable. «C’est bien la démonstration qu’il est vain de vouloir opposer la protection du climat à celle du patrimoine, relève Maurice Lovisa. On peut parfaitement bien coopérer. C’est aussi la preuve qu’on n’est pas obligé de travailler comme des barbares, on peut le faire en finesse, avec des nuances.»
L’individualisme fragilise le patrimoine
Maurice Lovisa constate également que le patrimoine bâti du XXe siècle est particulièrement fragile, souvent vieillissant, étant exposé aux transformations et dénaturations de tous ordres: «Comme nous n’avons pas encore la distance historique, nous le dénaturons en permanence. Ce qui est normal.» Effectivement, les constructions se sont développées en hauteur ou en portée, comme les ponts suspendus avec des câbles très fins, qui supportent mal la corrosion à long terme. Sans parler des budgets d’entretien qui n’ont pas toujours suivi et de certains matériaux, comme le plastique, qui vieillissent très mal. «La technique pour faire un crépi à la chaux existera toujours dans mille ans, contrairement aux produits synthétiques achetés dans un supermarché qui auront disparu dans dix ans.»
L’utilisation de matériaux fragiles n’est pas seule en cause. Aux yeux du conservateur vaudois, le XXe siècle a rompu avec le conformisme, faisant sauter les carcans et quelques verrous, les gens se donnant désormais des libertés nouvelles… «L’individualisme fragilise aussi le patrimoine: sans prise de conscience du passé, on peut voir des architectes ou des oligarques détruire au Karcher deux ou trois mille ans d’Histoire pour satisfaire leur égo. Cela se faisait dans le passé aussi. Vauban l’a fait, mais pour des raisons d’Etat. Le Roi Soleil l’a fait, mais il a aussi été capable de construire Versailles.»
Une recette simple
Pour sauvegarder le patrimoine, la recette est simple: «Il faut former des spécialistes, étudier et bien connaître sa matière. L’entretien implique aussi l’utilisation de ce patrimoine ; un bâtiment vide peut être très intéressant en soi, mais on ne trouvera que difficilement les crédits nécessaires à son entretien, contrairement à un bâtiment qui aurait une fonction. De plus, il sera habité et surveillé. Évidemment, une réaffectation doit être compatible avec ce patrimoine.»
«Sommairement résumé, sur 200’000 objets, 80’000 sont recensés, dont environ 2000 sont protégés, soit un 1 sur 1000.»
Mais avant tout, il est primordial que les métiers qui permettent d’assurer l’entretien de ce patrimoine ne disparaissent pas. « La transmission des savoir-faire est fondamentale, qu’il s’agisse du couvreur, de celui qui découpe les ardoises, du ferblantier, du peintre etc. Et même si c’est l’un de nos soucis de mandater ces spécialistes, cela ne suffira pas, car certains métiers sont déjà en voie de disparition. Par exemple, il n’y a plus qu’une seule tonnelière dans la région de Lavaux. Et maintenant que les vignerons donnent le fruit de leurs récoltes à des coopératives, on se rend compte que le métier de vigneron-encaveur disparaît aussi, et avec lui les grandes caves sous les maisons, ce qui va forcément modifier l’architecture.»
Dans la même logique, Maurice Lovisa estime de la responsabilité du conservateur cantonal des monuments la formation de jeunes historiens ou d’apprentis dans les métiers du patrimoine. «C’est vital. Si ces métiers disparaissent, il n’y a plus de patrimoine, c’est radical, mais c’est une réalité. L’un ne va pas sans l’autre.»