Montreux et son lac sont comme un paysage de carte postale avec les rhododendrons au premier plan, le château de Chillon et enfin les Dents-du-Midi. Une image séculaire gravée dans l’inconscient collectif. Et tout d’un coup, devant le quai des Fleurs, apparaît la Tour d’Ivoire et ses 25 étages. L’horreur! Comment a-t-on pu planter une tour en béton au milieu de ce décor idyllique ? A-t-on voulu chasser les touristes?
L’historien d’art Patrick Moser sourit en évoquant ces critiques si souvent rabâchées: «Mais c’est tout le contraire! La petite ville du bord du lac était touristique au XIXe siècle, jusqu’en 1914. Puis ce fut le déclin, qui dura bien après la Seconde Guerre mondiale et dont elle ressortit complètement exsangue. C’est précisément pour faire revenir les touristes et redémarrer l’économie que la Municipalité décide alors de transformer Montreux en un petit Monaco en se débarrassant de toutes les constructions de villégiatures Belle Époque qui tombaient en ruines, comme l’Hôtel des Bains. Il est évident que, sans la volonté des autorités, ce petit miracle architectural n’aurait pas vu le jour. Le permis de construire une tour aussi haute n’aurait jamais été délivré.»
L’œuvre d’un seul homme
La seule détermination des autorités n’aurait certainement pas suffi. Il fallut encore toute l’énergie, l’audace et le courage de l’architecte veveysan Hugo Buscaglia: «Il a tout conçu et dessiné lui-même. Il en fut l’ingénieur, le financier et même le promoteur des appartements. C’est vraiment l’œuvre d’un seul homme.» Patrick Moser sort de ses archives le prospectus de vente, daté de 1967, également réalisé par Hugo Buscaglia. En couverture, un dessin très réaliste de la tour dont les balcons – en forme de trapèzes incurvés – évoquent le vent dans les voiles et, au premier plan, Marina Doria, la très populaire championne du monde de ski nautique, glissant sur les vagues du lac. «Une esthétique délicieusement datée, comme le descriptif des appartements qui précise que les cuisines sont équipées d’armoires frigorifiques et que les salles de bains ont toutes une prise électrique pour le rasoir.»
Au dernier étage, il y avait même une terrasse panoramique ouverte au public avec un restaurant, le Corsaire. «La Tour d’Ivoire n’avait pourtant rien d’élitiste, contrairement à ce que son nom pourrait laisser entendre.
Il faut plutôt y voir une méconnaissance linguistique de l’architecte d’origine italienne qui n’avait pas compris qu’une tour d’ivoire pouvait avoir une connotation négative. Lui ne pensait qu’au revêtement de la façade qu’il voulait de couleur ivoire.»
Cela lui tenait tellement à cœur qu’il avait même appliqué sur les façades un enduit contenant des éclats de verre émaillé pour que la tour scintille au soleil. La fille de l’architecte se souvient que, le dimanche, ils prenaient le bateau en famille pour la voir étinceler depuis le lac. Malheureusement, cet enduit n’a pas tenu longtemps et tombait par plaques entières... Tout fut enlevé et repeint en blanc.
Détestable ou admirable?
Lors du recensement de 1985, la Tour d’Ivoire hérite de la note 7, celle désignant un bâtiment qui «altère le site». Une note dissonante pour l’historien de l’art: «Autant dire qu’on ferait mieux de la détruire. Heureusement, le regard a évolué et la tour est désormais en cours de réévaluation.» Petit problème, il y a quelques années déjà, une richissime personne a non seulement racheté le dernier étage, mais elle a rajouté deux étages au sommet de la tour. Une hérésie aux yeux de Patrick Moser.
Rien de ce qui concerne la Tour d’Ivoire n’échappe à l’historien. Même quand il promène son chat sur les quais montreusiens, comme durant l’hiver 2018. Il y avait de la neige, un monsieur de 80 ans fumait un cigare au bord du lac pendant que sa femme prenait un bain dans l’eau glacée. Très naturellement, cet homme commença à parler du chat. Au fil de la discussion, Patrick Moser comprit que le couple habitait dans la Tour d’Ivoire. Mais surtout, il découvrit ce jour-là leur appartement et sa singulière histoire : le père dudit monsieur avait acheté en 1969 l’appartement-témoin, mais décéda juste après. Son fils vivant en Angleterre s’y était peu intéressé, le laissant depuis inhabité, « dans son jus », meublé exactement comme sur les photos du prospectus de vente…
Grâce au chat de Patrick Moser, un public nombreux put ainsi découvrir cet appartement historique du 14e étage de la Tour d’Ivoire lors des Journées européennes du patrimoine 2020.