Chef de service depuis 2006, Fabrice Ghelfi travaille sans trêve à un thème éminemment d’actualité: la bonne intégration des seniors dans la société vaudoise, ces aînés – comme on les appelait il n’y a encore pas si longtemps – qui correspondent notamment à la génération vieillissante des boomers, nés entre l’immédiat après-guerre et le début des années 1960. Comme le résume le directeur général de la cohésion sociale, «ce sont souvent des gens de plus de 60 ans, en assez bonne forme et qui ont en tous en commun d’être sortis de la vie dite active ou lucrative.» Plus que d’âge, il préfère donc évoquer de nouvelles habitudes de vie qui appellent, plus ou moins tôt, un accompagnement dans cette transition. Plus ou moins, car si le vieillissement démographique est sans conteste une mégatendance, la notion de «senior» a véritablement évolué.
Vieillissement démographique
et rajeunissement des aînés
Dans le canton de Vaud, il y avait en 2020 près de 135'000 personnes de 65 ans et plus, soit 16% de la population totale. Selon le scénario moyen projeté par Statistiques Vaud, cette proportion devrait atteindre 19% en 2030 et 21% en 2040, avant de commencer à diminuer jusqu’en 2070. Des chiffres en rapport avec le reste du monde occidental, encore aggravés par la baisse de la natalité sous nos latitudes. «Ce vieillissement de nos populations est connu et nous devons accompagner au mieux un phénomène sociodémographique attendu et croissant», explique Fabrice Ghelfi.
Pourtant, comme le relève une étude très récente de l’Office fédéral de la statistique sur le vieillissement dans la société contemporaine, «les concepts du vieillissement (…) ont bien évolué dans la science et la politique. Autrefois perçu comme un déficit au moment du départ à la retraite et comme une diminution des capacités, on parle aujourd’hui de vieillissement réussi, de vieillissement actif et de vieillissement en bonne santé». Comme le précise Fabrice Ghelfi, en plus d’avoir une espérance de vie plus longue (avec une moyenne de 85,8 ans pour les femmes et 82,2 pour les hommes), les seniors d’aujourd’hui sont aussi en général bien formés et, pour beaucoup d’entre eux, plus à l’aise financièrement que la génération précédente. «On parle aujourd’hui d’une espérance de vie à 65 ans sans incapacité légère (c’est-à-dire sans problème de santé majeurs ou invalidants) d’environ quinze ans. Cela signifie qu’entre 65 et 80 ans, on a encore une vie pleine d’énergie et propice au développement personnel!» Un nouveau «troisième âge» en somme, qui précède un «quatrième âge», qualifié aussi de «grand âge», où les personnes deviennent de plus en plus dépendantes et fragiles.
Poursuivre et valoriser les efforts déjà engagés
C’est cette compréhension accrue des «vieillesses multiples» qui sous-tend la politique cantonale menée dans le cadre du programme de législature 2022-2027. Nommée «Vieillir2030», la stratégie destinée à accompagner le vieillissement de la population a été lancée par la cheffe du Département de la santé et de l’action sociale, Rebecca Ruiz. Cette dynamique a pu s’appuyer sur plus de 300 professionnels du domaine sociosanitaire et des seniors. Bien que cet accompagnement ne date pas d’hier dans le canton de Vaud, «la vocation de Vieillir2030 est d’en faire un véritable politique. Son objectif est de favoriser le bien-vieillir des seniors et d’épauler les professionnels dans leur quotidien en s’appuyant sur six axes stratégiques et quelque 70 mesures», explique Fabrice Ghelfi.
Au cœur de la problématique? La conscience que tout l’édifice devra reposer sur la participation et les propositions des personnes les plus concernées. Ainsi, quand on observe que le taux de recours aux établissements médicosociaux (EMS) est en baisse progressive dans le canton (10,7% des 80 ans et plus y étaient hébergés fin 2022, contre 12,3% en 2012), que l’entrée y est de plus en plus tardive (plus de trois quarts des résidents avaient 80 ans et plus) et que le recours aux soins et à l’aide à domicile est en nette progression, on se rend compte qu’il convient autant d’accompagner les seniors et leurs proches lors des transitions de vie et de fin de vie (axe 2) que de favoriser l’autonomie et la dignité dans le vieillissement (axe 4) et de continuer à proposer des environnements de vie et d’habitats diversifiés (axe 5) pour des seniors autonomes, comme en témoignent de nombreuses initiatives ou projets déjà en place.
Agir dans tous les domaines
Afin de tester des idées novatrices, près de 40 projets pilotes ont été lancés en 2023 et 2024 dans toutes les régions du canton et dans tous les domaines. «On a été surpris par l’ampleur de l’engouement et le nombre de projets déposés (une centaine): visiblement, il y a une réelle attente des professionnels dans ce domaine.»
Financés par l’État pour une durée maximale de trois ans, à hauteur de 3,7 millions, ces projets feront ensuite l’objet d’une évaluation avant de rentrer dans une éventuelle phase de pérennisation, dès 2027: «On devra choisir et prioriser ceux qui ont le plus de valeur ajoutée, explique Fabrice Ghelfi. À la fin, ces décisions dépendront de choix politiques et des budgets à disposition, qu’ils soient cantonaux ou communaux.» La recherche scientifique n’est pas non plus oubliée, comme en témoigne une étude qualitative descriptive menée par le CHUV auprès des médecins prescripteurs volontaires du canton.
Redorer le blason des seniors
Pour le directeur général de la cohésion sociale, il s’agit également de restaurer l’image d’une population qui pourrait facilement être considérée comme «inutile» ou se sentir comme telle, dès lors qu’elle ne participe plus au processus productif. Une certaine forme de rivalité pourrait aussi se faire jour: «Nous devons éviter que les trois quarts de la population qui ne sont pas des seniors pensent qu’il n’y en a que pour ces derniers, ou que les 4,2 milliards de francs engagés dès 2026 pour financer la 13e rente AVS ne deviennent un motif de crispation… Je le dis sans cynisme, et avec beaucoup d’espoir: le lien social entre les générations s’est un peu perdu au fil du temps, il doit à tout prix être remis sur le devant de la scène. Rappelons-le, les seniors sont des acteurs économiques de première importance: ils consomment, ils voyagent, ils s’engagent bénévolement, ils gardent leurs petits-enfants pour que leurs enfants puissent travailler.» À ce sujet, les statistiques évoquent en effet que 72% des grands-parents s’occupaient de leurs petits-enfants en 2019: un travail qui se chiffrerait à environ 100 millions d’heures à l’échelle suisse, soit deux milliards de francs! Sans compter le bénévolat qui occupait en 2016 près de 40% d’entre eux. «On trouve aussi chez les personnes âgées énormément de proches aidants, et des gens très actifs que soutiennent et encouragent de nombreuses associations. La politique publique cantonale considère l’intégration des seniors dans la société vaudoise comme une opportunité, et non comme un coût. En réalité, les véritables coûts arrivent souvent lors des deux dernières années de vie, quand l’état de santé se dégrade, souvent de manière brutale.» Valoriser la participation des seniors à la vie en société en préservant les liens sociaux et en luttant contre l’âgisme (axe 3) est le fer de lance de la stratégie Vieillir2030: en témoigne le soutien qu’elle apporte à des projets intergénérationnels comme «Grands-Parents de Cœur» — porté par le groupe EGP qui fait partie du Mouvement des Aînés Vaud — ou le podcast intime et documentaire imaginé par Pro Senectute Vaud pour rapprocher les générations.
Informer, accompagner: des efforts si importants
dans les moments de transition
Retraite, décès du partenaire, accident ou maladie, hospitalisation, entrée en EMS… Le fait de vieillir est jalonné de changements plus ou moins impondérables qui reconfigurent, parfois brutalement, le rapport à soi et aux autres. Renforcer l’accès des seniors et de leurs proches aux prestations de santé, à l’accompagnement social et aux soutiens financiers (axe 1) fait donc partie intégrante de la stratégie Vieillir2030. «Au-delà des questionnements généraux qui concernent toute transition de vie, la précarité qui touche les seniors intéresse de près la DGCS: en effet, pour huit personnes qui entrent à l’AVS, une est au bénéfice des aides complémentaires (PC)», détaille Fabrice Ghelfi. Subventionné par Vieillir2030, le projet pilote «Détection du non-recours aux prestations sociales» entre exactement dans cette problématique. «Le Canton de Vaud est l’un des premiers cantons en Suisse qui a choisi d’analyser de manière approfondie le non-recours aux différentes prestations financières existantes.»
Au-delà, le DSAS a intensifié ses efforts pour simplifier l’accès aux prestations sociales: le projet «Vaud pour vous» améliore l’orientation et l’accompagnement des personnes confrontées à des difficultés sociales ou médicosociales. Il propose aussi des portails en ligne afin d’évaluer, par exemple, le droit potentiel à un subside pour l’assurance maladie avec la possibilité de déposer, le cas échant, une demande en ligne. Quant à la plateforme Info Seniors Vaud gérée par Pro Senectute et soutenue par le Canton, elle fournit des réponses rapides, claires et utiles dans six domaines principaux: habitat et sécurité, maintien à domicile, assurances sociales, questions juridiques, dispositions personnelles et santé, prévention et participation sociale.
Une démarche participative
Pour assurer le suivi ou la mise en œuvre des projets Vieillir2030, une gouvernance spécifique a été élaborée, mêlant des membres de l’État, des représentantes et représentants des communes, des professionnelles et professionnels du domaine sociosanitaire et des hautes écoles ainsi que des seniors volontaires. En plus d’un comité stratégique, un groupe d’accompagnement (composé de professionnels de la santé et du social) et un Conseil consultatif des seniors se sont constitués. «Présidé par Dominique Kohli, ancien député, mais jeune retraité passé par l’Office fédéral de l’agriculture, le conseil a été désigné par tirage au sort (25 personnes retenues sur 481 candidatures) et il reflète au maximum les profils et les territoires», explique Fabrice Ghelfi. Leurs prérogatives? Préaviser les projets, mais également faire des propositions.