Bien vieillir
Enjeux et besoins

ANTIDÉPRESSEURS chez les seniors: une prescription sans fin?

En 2020, une étude révélait qu’en Suisse, la quantité d’antidépresseurs consommée pour mille habitants était deux fois supérieure pour les personnes de 65 ans et plus que pour les 26-50 ans. Une prépondérance souvent associée à une prise au long cours qu’a souhaité interroger le Département de psychiatrie du CHUV, en collaboration avec l’Association vaudoise des médecins de famille (MF Vaud).
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Dans le cadre d’une étude en cours, vingt médecins de famille et dix psychogériatres tenteront de dire quel sens donner à la pratique de prescription d’antidépresseurs chez les personnes de 80 ans et plus.

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ARC Jean-Bernard Sieber

Julie Pluies, anthropologue, Céline Bourquin, professeure associée en liaison psychiatrique et Jean-Pierre Schuster, psychiatre : «Repenser la place de ce médicament et lui donner un éclairage différent.»

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ARC Jean-Bernard Sieber

En Suisse, on estime qu’une personne sur cinq âgée de 85 ans et plus a reçu une prescription d’antidépresseur sur l’année écoulée: un acte courant, qui semble évident et presque anodin dans l’imaginaire collectif. Pourtant, la prévalence de dépression majeure d’intensité modérée à grave, rapportée par l’Enquête suisse sur la santé 2017, est moins élevée chez la population de 75 ans et plus (5,4%) que chez les 35 à 44 ans (9,2%). La forte divergence entre l’usage fréquent d’antidépresseurs et le bas taux de dépression décrit ne manque pas d’interroger sur les conditions de prescription des antidépresseurs auprès des personnes âgées.

Interroger une pratique
Née de ce constat, l’étude «Vieillir avec un antidépresseur : une prescription sans fin?» s’insère depuis octobre 2023 dans un projet de recherche retenu par Vieillir2030 et mené par le CHUV à travers son Service de psychiatrie de l’âge avancé (SUPAA) et son Service de psychiatrie de liaison (PLI), en collaboration avec l’Association vaudoise des médecins de famille (MF Vaud). L’objectif de cette recherche est de créer un nouveau savoir sur l’usage des antidépresseurs en Suisse, dans une approche collaborative et interdisciplinaire.

À l’initiative du projet, Jean-Pierre Schuster, psychiatre au SUPAA, bénéficie des apports de Céline Bourquin, directrice du centre de recherche et professeure associée en liaison psychiatrique, et de Julie Pluies, anthropologue de formation, qui mène depuis plusieurs années des travaux de recherche autour de la santé mentale.

Cette dernière raconte le souhait de donner la parole aux acteurs du système de santé et à leurs utilisateurs – le comité de pilotage de l’étude incluant des seniors est en cours de constitution. Elle souligne également l’approche originale de cette étude: «Afin d’explorer la prescription d’antidépresseurs chez les seniors, et d’examiner les facteurs qui l’influencent, nous proposons une approche centrée sur l’étude des processus aboutissant à la décision d’arrêter un traitement d’antidépresseur et à la mise en œuvre réussie de cet arrêt, mais aussi aux tentatives d’arrêt infructueuses. Il s’agira également de comprendre pourquoi certaines prescriptions d’antidépresseurs deviennent récurrentes chez les personnes âgées».

Le Dr Schuster souligne la complexité de cette prescription: «Il s’agit d’un acte liant le patient et son médecin. Il nous semble qu’étudier la parole des prescripteurs serait à même de nous donner des informations capitales pour penser la place des antidépresseurs dans la pratique médicale».

C’est donc un échantillon de vingt médecins de famille et de dix psychogériatres en ambulatoire qui est en train d’être constitué afin d’essayer de répondre à cette question : quel sens donnent-ils à leur pratique de prescription d’antidépresseurs chez les personnes âgées de 80 ans et plus ? Menés de décembre 2024 à mars 2025, les entretiens devraient aboutir à une synthèse éclairante début 2026.

Des antidépresseurs: pourquoi?
En général, les antidépresseurs sont prescrits dans le cadre de la prise en charge pharmacologique d’un épisode dépressif majeur. Ils devraient idéalement être couplés à une prise en charge psychothérapeutique. Ils peuvent également être prescrits dans d’autres indications, comme les troubles anxieux.

La durée de prescription, qui fait l’objet de recommandations, est un sujet complexe. Le Dr Schuster précise que la démarche effectuée dans le cadre de la recherche n’a aucune vocation à juger ou évaluer une pratique, partant du principe que «si une prescription existe, c’est qu’elle a, quelque part, une fonction. Notre aspiration est d’ouvrir un dialogue entre le senior et son médecin, en leur donnant des clés sur le recours aux antidépresseurs». Pour le patient âgé comme pour le prescripteur, l’arrêt du traitement par antidépresseur est un moment critique : c’est une confrontation à des questionnements aux multiples facettes, en lien avec l’incertitude de l’avenir et la prise en compte du vieillissement et de ses corollaires.

Pas facile d’arrêter
Selon de nombreuses études, prendre des traitements antidépresseurs au long cours augmente le risque de chutes, de saignements et de symptômes de sevrage en cas d’arrêt brutal. «Comme toute médication, ce n’est pas neutre!» insiste Jean-Pierre Schuster. Outre les conséquences physiques et financières d’une surprescription, il évoque la dette psychique que représente l’antidépresseur: «Ce soin quotidien signifie quelque chose, une forme de dépendance, comment on envisage notre corps, comment on pense notre vieillissement.» Le médecin se remémore l’exemple d’une patiente âgée qui avait vécu un épisode de dépression majeure marqué par des tentatives de suicide: «Après son hospitalisation, je l’ai accompagnée dans l’arrêt du traitement. Au moment de cesser complètement la médication, elle semblait assez affectée: «Mais alors, je ne vous verrai plus?».

Julie Pluies abonde: «On a l’hypothèse que, dans le cadre de la prescription d’antidépresseurs en cabinet, les patients âgés attendent que le médecin propose d’arrêter. Il y a vraiment une tension autour de l’attachement qui est à interroger…»

À l’aube de leur étude, les deux spécialistes rappellent que c’est une recherche qui implique de prendre du temps afin de décrypter le langage médecins-patients, repérer l’articulation de leur discours, leur demander s’ils ont conscience des mots qu’ils utilisent. «Sans chercher à stigmatiser leur pratique, nous souhaitons repenser la place de ce médicament en lui donnant un éclairage différent. Ouvrir un questionnement fécond», conclut Julie Pluies qui explique que la mission de l’anthropologie est de « remettre de la complexité dans le monde».

L’ombre de la polymédication
La question de la durée de prescription rejoint un champ de recherche encore plus vaste, qui interroge la surmédicalisation. Comme le soulignait une étude d’Unisanté en 2024 sur l’utilisation de médicaments potentiellement inappropriés, «avec le vieillissement de la population (…), de plus en plus de patients, en particulier les personnes âgées, prennent quotidiennement plusieurs médicaments, avec un risque accru d’interactions médicamenteuses, d’effets indésirables, d’erreurs de médication ou de non-adhérence au traitement». S’il existe déjà certaines parades – comme le projet cantonal des Cercles de qualité mis en place dans les établissements médicosociaux vaudois afin d’améliorer la prescription médicamenteuse grâce à des échanges interdisciplinaires entre médecins, pharmaciens et infirmiers –, d’autres sont en gestation, comme l’évoque Marie-Christine Grouzmann, pharmacienne cantonale: «L’Office du médecin cantonal (OMC) a initié des réflexions sur la gestion de de la polymédication, soit l’administration de cinq médicaments ou plus par jour. Elle est effectivement plus répandue et problématique chez les personnes âgées, fréquemment atteintes par plusieurs maladies.»