En 2022, en Suisse, près de 220 000 rentiers AVS (12,3% des retraités) touchaient des prestations complémentaires (PC). Des chiffres éloquents qui racontent en filigrane le quotidien de celles et ceux qui, en raison d’une maigre rente AVS ou de l’absence de deuxième pilier, ont du mal à boucler leurs fins de mois ; les femmes au foyer sont de ce lot. Qu’il s’agisse de payer ses primes d’assurance-maladie, d’honorer son loyer, d’aller chez le médecin, voire de se nourrir convenablement, les PC permettent de garantir un minimum vital. Pourtant, le constat est là: entre réticence morale et découragement administratif, près de 230'000 seniors précaires en Suisse n’obtiennent pas ce soutien, alors même qu’ils y auraient droit. Dans le canton de Vaud, on estime le taux du non-recours à environ 20%, soit 5% de plus que la moyenne suisse.
Un enjeu social et sanitaire majeur
Sociologue et travailleur social, enseignant à la Haute école de travail sociale (HETS Genève) depuis 25 ans, Patrick Ernst connaît bien le phénomène. «La détection du non-recours fait l’objet de recherches importantes dans le milieu académique, car elle a une implication de taille pour notre société : des gens qui ne recourent pas aux prestations qui leur sont dues ne vont souvent pas chez le médecin ou le dentiste et, peu à peu, c’est la situation sanitaire et sociale globale qui est impactée.»
Ce professeur qui connaît bien le terrain en tant que coordinateur des sections à l’AVIVO Vaud, a mis en place une application concrète de ces observations grâce à la politique de la vieillesse Vieillir2030 du Département de la santé et de l’action sociale (DSAS). «L’idée de notre projet pilote était de nous coordonner avec les permanences impôts que nous menons au sein de l’AVIVO Vaud». En effet, depuis de nombreuses années, quelque 100 bénévoles (les «impôsteurs») sillonnent le canton pour aider les personnes retraitées dans les tâches fiscales : entre février et juin 2024, ce sont ainsi près de 7000 déclarations d’impôts qui ont été remplies et envoyées. «Des moments privilégiés pour détecter les situations d’éligibilité», explique Patrick Ernst.
«La force de notre dispositif, c’est le terrain»
Déjà sensibilisés à ces questions depuis longtemps par les professionnels de l’AVIVO, mais encore plus depuis 2023 avec le projet pilote, les impôsteurs sont ainsi chargés de repérer les gens particulièrement démunis qui ne reçoivent pas de prestations complémentaires, d’aide sociale ou d’allocation d’impotence auxquelles ils pourraient avoir droit. «Les cas de figure sont très variés d’une personne à l’autre, mais, lorsque quelqu’un ne touche qu’une rente AVS sans LPP, il faut déjà se poser la question… explique Patrick Ernst. Si les personnes détectées donnent leur accord, un responsable de l’AVIVO va alors prendre leur dossier en charge.»
Les démarches nécessaires, Patrick Ernst les mène en collaboration avec le personnel du bureau d’information sociale de l’AVIVO. «La force de notre dispositif, c’est le terrain, grâce à nos permanences itinérantes; c’est aussi notre profil généraliste qui permet un autre point de vue que les services sociaux, très spécialisés.» Les premiers résultats? «Sur l’ensemble des permanences impôts de février à juin, en 2023 et 2024, on compte plus de 165 rencontres avec des personnes éprouvant des difficultés à joindre les deux bouts, avec une forte prévalence à Lausanne et dans l’Ouest lausannois, ainsi que dans le Chablais», détaille Patrick Ernst.
Si deux tiers des personnes ont été orientées vers un service adapté ou ont simplement bénéficié d’informations pertinentes, un tiers a fini par obtenir une prestation complémentaire, grâce à un encadrement personnalisé et une aide étroite pour déposer la demande.
Aider à surmonter la complexité administrative
Parmi les bénéficiaires, Patrick Ernst se remémore le cas d’une dame serbe de 71 ans, ayant travaillé presque toute sa vie en Suisse dans la restauration. «Elle s’est dévouée corps et âme pendant quarante ans et ne touchait qu’une retraite de 1970 francs par mois, pas de deuxième pilier, un subside d’une centaine de francs pour ses primes d’assurance-maladie… Pourquoi? Parce que, s’exprimant mal en français, ayant toujours vécu pauvrement et en se débrouillant seule, elle n’osait pas demander ni même espérer une aide!» Pour cette dame, qui avait évidemment droit non seulement à des prestations complémentaires, mais aussi au subside correspondant, Patrick Ernst s’est rendu à l’Agence d’assurances sociales de sa localité. Avec elle, il a fait ce qu’elle ne parvenait pas à accomplir seule : fournir moult papiers, répondre à des demandes compliquées pour elle. Aujourd’hui, elle peut compter sur un droit d’éligibilité aux PC à hauteur de 815 francs par mois, en plus de la prise en charge de sa prime d’assurance-maladie et des frais de santé. «Dans le fond, la détection, c’est aussi évaluer la compétence d’une personne et sa faculté d’aller jusqu’au bout d’une démarche», explique, pragmatique, Patrick Ernst.
Un droit inaliénable, et pas de la charité
L’autre écueil chez les personnes éligibles détectées est davantage psychologique. «Il faut garder à l’esprit que les gens concernés ont généralement eu une vie compliquée. On parle ici de salaires modestes avec, souvent, pas de rente AVS entière alors qu’ils ont travaillé toute leur vie. Ce n’est jamais de gaieté de cœur qu’on va demander de l’aide, surtout pour des gens qui ont été si autonomes et si battants. C’est souvent une question de fierté», analyse Patrick Ernst. Pourtant, comme il ne cesse de le rappeler, l’octroi de prestations complémentaires n’est en rien de la charité, mais bien un droit inscrit dans la loi et la Constitution suisse, et financé par les impôts cantonaux et fédéraux. «Fournir des certificats de divorce ou de décès, ça vient aussi réveiller la culpabilité, les mauvais souvenirs, l’impression d’être toujours un problème.»
Renforcer et humaniser les canaux d’information
En rencontrant tous ces gens ou en leur parlant au téléphone, Patrick Ernst se retrouve avec une somme d’histoires et d’informations précieuses: «Il faut documenter le mal-être de ces personnes parfois broyées sans que l’on s’en rende compte. Notre but n’est pas forcément de pérenniser notre action, mais plutôt qu’elle vienne renforcer les canaux d’information et les actions déjà existantes et, parfois, aussi, humaniser les processus.».
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