Pierre-Yves Gruaz n’y va pas par quatre chemins lorsqu’il s’agit d’expliquer les enjeux liés à la mobilité : « Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Dans le canton de Vaud, environ 40 % des émissions totales des gaz à effet de serre proviennent de la mobilité, dont 90 % sortent des tuyaux d’échappement des voitures, camions et autres motos… »
Mais avant d’évoquer, avec le chef de la DGMR, les grands défis de la mobilité de ces prochaines décennies, il convient déjà de bien définir le sujet : « La mobilité comprend trois questions, résume Pierre-Yves Gruaz. Pourquoi, comment et sur quoi je me déplace ? En y répondant, on se donne les moyens de définir et structurer la mobilité. Et en filigrane, nous trouvons au cœur de toutes nos réflexions la question des besoins à couvrir. Si nous connaissons ceux du présent, ceux du futur sont à inventer, surtout si on les met en perspective avec les enjeux environnementaux et les objectifs du plan climat vaudois. »
Pour le chef de la DGMR, les besoins peuvent se répartir en trois principales catégories de déplacement : ceux liés aux contraintes professionnelles (du domicile au bureau ou dans le cadre du travail), ceux occasionnés par les loisirs et, enfin, ceux qui permettent de maintenir des liens familiaux ou sociaux. Si ces besoins sont individuels – chacun ayant ses propres nécessités de déplacement –, les réponses sont en revanche collectives. À partir de ce constat, la DGMR étudie le meilleur moyen d’intégrer les enjeux de mobilité dans le Plan directeur cantonal dont le Conseil d’État vient d’entamer une révision complète.
Réduire les besoins de mobilité
Le chapitre de la mobilité, dans le futur Plan directeur cantonal, est ainsi construit autour de trois enjeux. Le premier consiste à réduire les besoins de déplacement, ainsi que les distances parcourues. « Le trajet qui produit le moins de CO2 est celui que l’on ne fait pas », rappelle Pierre-Yves Gruaz. Comment peut-on aménager le territoire ? Comment veut-on organiser notre vie sociale ? Veut-on tout centraliser et générer du trafic ou, au contraire, décentraliser certaines activités en les rendant plus accessibles grâce à de la mobilité « de proximité » ? L’idée n’est pas d’interdire aux gens de se déplacer, mais de leur permettre de moins bouger, simplement parce que l’organisation du territoire permet d’aller à son travail ou faire ses courses à pied ou à vélo. » Mais comment organiser le territoire pour que les besoins en mobilité soient le plus sobres possible ? « Sachant qu’il y a toujours des gens qui vont devoir se déplacer, l’idée serait déjà que tous ceux qui ne sont pas obligés de le faire n’aient pas besoin de le faire. Parce que la bonne activité a été pensée au bon endroit ! Ne mettons pas des générateurs de trafic perdus loin des transports publics. Avant de construire un centre administratif, une bibliothèque, un gymnase, une piscine ou un centre commercial, réfléchissons d’abord à les placer à un endroit proche d’une desserte de transport public efficace. »
Irriguer le territoire sur son ensemble
Le deuxième axe doit permettre, lorsque c’est possible, un report modal de la voiture individuelle vers des modes actifs et collectifs, soit vers la mobilité douce (marche et vélo) soit vers les transports publics. Cela implique un renforcement et un développement de transports publics de qualité, avec des fréquences soutenues, qui relient les principaux pôles et irriguent le territoire sur son ensemble.
Enfin, le troisième axe concerne les déplacements auxquels on ne peut renoncer et pour lesquels seul l’usage d’un véhicule motorisé est possible. Comme le rappelle le chef de la DGMR, il ne s’agit pas d’opposer la voiture au transport public ; en revanche, il faut développer des solutions de mobilité partagée, comme le covoiturage ou les systèmes d’autopartage et favoriser l’usage de petites voitures électriques. « L’idéal serait un modèle de véhicule partagé. Cela réduirait le nombre de voitures fabriquées et l’encombrement de l’espace public. Et quand on sait qu’une voiture est 85 % du temps à l’arrêt, il devient évident que cela constitue un sérieux levier pour améliorer notre bilan carbone. »
Dit comme cela, tout paraît simple. Mais derrière ces concepts, ces trois axes, se cachent évidemment beaucoup de réflexion et d’applications concrètes, comme l’espace partagé entre les voies de bus, les voies cyclables et celles empruntées par les voitures. « L’exemple de la route ainsi partagée illustre également la volonté de ne pas opposer ces différents moyens de transport. Mais nous devons fixer des priorités, qui ont longuement été étudiées et réfléchies de façon à proposer le bon mode de déplacement au bon endroit, en fonction du besoin. »
Évolution des mentalités
Dans cette même logique, la stratégie de mobilité cantonale consiste à capter en amont tout ce qui peut l’être. « Le but est qu’il y ait le moins de voitures possible en ville afin de réduire les nuisances et la pollution tout en libérant de l’espace pour qui en a vraiment besoin – je pense à toutes celles et tous ceux dont le travail dépend d’un véhicule et qui ont besoin d’un réseau fluide et efficace. » À tout seigneur, tout honneur, le Département des infrastructures montre l’exemple, avec la mise en place d’un plan de mobilité d’entreprise. En résumé, le nombre de places de parc accordé à ses collaboratrices et ses collaborateurs est restreint. « Pour s’en voir attribuer une, il faut remplir des critères objectifs, notamment l’usage et le nombre de kilomètres professionnels. Et s’il est vrai que la mise en place de ce système d’attribution a pu faire grincer quelques dents à ses débuts, nous observons aujourd’hui de nombreuses places vides, tout simplement parce que les gens ont pris l’habitude des transports publics. Il y a clairement une évolution des mentalités », se réjouit Pierre-Yves Gruaz.
L’évolution a été progressive, mais depuis plusieurs années, la plupart des gens ont multiplié leurs manières de se déplacer. Et tout le monde est devenu utilisateur de tous les modes.
« Tous, nous faisons un peu de vélo, un peu de marche, de la voiture et des transports publics, constate le chef de la DGMR. Et on choisira et privilégiera le mode en fonction de nos besoins et de l’offre à disposition. Sous cet angle, il faut qu’on puisse développer et construire des infrastructures adéquates, qu’elles soient ferroviaires ou routières, sachant que la route est désormais un espace qui doit se partager entre les différents types de transports.
Repenser la loi sur les routes
La mise en œuvre de cette vision de la mobilité passera également par une révision de la loi sur les routes, jugée complètement obsolète. Datant de 1991, elle ignore tout de la dimension multimodale des déplacements et du Plan climat. « C’est pourquoi nous devons complètement la repenser pour qu’elle devienne la base légale qui nous permettra d’accompagner les évolutions de la mobilité et répondre aux enjeux climatiques », explique Pierre-Yves Gruaz. De surcroit, cet arsenal juridique s’accompagne de toute une série de stratégies sectorielles (dans les domaines du vélo, du ferroviaire, des interfaces de transport, de la mobilité d’entreprise, du covoiturage, des marchandises, etc.) qui seront chapeautées par une stratégie cantonale de mobilité de manière que ces multiples aspects se complètent et s’articulent de façon cohérente et pertinente. » En cours d’élaboration, cette stratégie cantonale s’articule autour des trois mêmes axes que ceux du futur Plan directeur cantonal (réduction des besoins, report modal et mobilité partagée) qui structurent toutes les réflexions et les projets du Canton en matière de mobilité.
À la lumière des chiffres mentionnés en préambule, à savoir le haut pourcentage des émissions carbone provenant des voitures, des camions et autres motos, le cœur de cible et le levier d’action pour atteindre les objectifs carbone sont parfaitement identifiés. « Cela impliquera des choix indispensables si l’on veut obtenir des effets concrets, souligne Pierre-Yves Gruaz. Sachant qu’environ 70 % des kilomètres parcourus dans le canton le sont en transports individuels motorisés (TIM) et les 30 % restants en transports publics et à vélo, nous devons équilibrer ces proportions si nous voulons atteindre nos objectifs. Inutile de préciser que nous ne sommes pas dans la mesurette. Mais maintenant, il faut dessiner le chemin pour y parvenir en mettant en avant des incitations et en appliquant quelques contraintes acceptables par la population. »
Rabattre vers les transports publics
Et pour y parvenir, l’État ne manque ni d’ambition, ni d’idées, ni de projets. « Cela fait des années déjà que le Canton développe l’offre et les infrastructures de transport public, notamment ferroviaires et l’année dernière, il a actualisé sa stratégie de promotion du vélo dans le but d’accélérer ce report modal.
En complément du rail, le réseau des bus régionaux est en train d’être développé pour servir, notamment, de rabattement sur les petites gares. « Une intensification qui s’inscrit dans le cadre de la politique cantonale de développement des interfaces de transport. En d’autres termes, il s’agit de capter celles et ceux qui n’ont pas de transport public tout près de chez eux et de les rabattre sur les gares les plus proches, explique le chef de la DGMR. De plus, grâce à des places de parc en nombre suffisant, l’idée est d’inciter les gens à parquer leur voiture dans un P+R à proximité de leur domicile (à La Sarraz ou Palézieux, par exemple) et à se rendre ensuite à Lausanne en transports publics. »
Séduire la Berne fédérale
Il faut cependant garder en tête que tout ce qui concerne le réseau ferroviaire relève principalement de la Confédération, notamment par son financement via le Fonds fédéral des infrastructures ferroviaires (FIF). Le Canton propose une vision et développe des projets, ensuite il va les défendre à Berne pour obtenir leur financement. Et dans cette logique, le ferroviaire est clairement la priorité. À titre d’exemple, le Canton souhaite poursuivre le développement du Réseau express régional Vaud (RER Vaud) – qui a déjà connu un énorme développement ces dernières années – dans le cadre de la Stratégie ferroviaire 2050, rendue publique en début d’année. « L’un des points forts de cette vision est de placer le cœur du canton à une cadence de 15 minutes et les régions à 30 minutes », se réjouit Pierre-Yves Gruaz. Ce qui fait que les gens n’auront plus vraiment besoin de consulter les horaires avant de se rendre à la gare, leur temps d’attente avant une prochaine correspondance devenant très court. »
Créer un cercle vertueux
L’aspect « infrastructures routières » n’est pas négligé pour autant. « Nous disposons d’ailleurs d’un réseau routier de grande qualité, d’une valeur patrimoniale de plusieurs milliards, que nous maintenons et développons, précise Pierre-Yves Gruaz. Et lorsque nous l’adaptons, nous profitons de le faire pour toutes les mobilités, notamment en aménageant des pistes pour les cyclistes, des voies de bus et des trottoirs pour les piétons. Ce qui représente, bon an mal an, un budget d’environ 80 millions de francs. »
Un autre enjeu de taille: la suppression des goulets d’étranglement sur le réseau routier national, du ressort de la Confédération. Le Canton de Vaud privilégie avant tout une augmentation du nombre de jonctions dans l’Ouest lausannois de l’agglomération, qui en compte trois aujourd’hui. « Comme tout le monde sort à ces mêmes endroits, on observe une congestion du réseau routier cantonal et communal, qui embouteille les transports publics et qui, de surcroit, rend dangereuse la pratique du vélo », analyse Pierre-Yves Gruaz. À partir de ce constat, la réflexion menée depuis déjà de nombreuses années a permis de définir un concept d’accessibilité de l’agglomération Lausanne-Morges : en substance, il faut renforcer et ajouter deux jonctions – l’une à Ecublens, l’autre à Chavannes – et renforcer celle de Malley. « De cette manière, on utilise l’autoroute comme une artère drainant le flux, et les gens peuvent sortir au plus près de leur destination. Ce qui permet de créer un véritable cercle vertueux. En répartissant ainsi mieux les voitures, on libère de la place sur le réseau routier local pour y développer les transports publics, les aménagements pour les vélos et les piétons qui deviennent, eux, encore plus attractifs. »
La mobilité à quel prix ?
Reste encore la question du prix des transports publics… Pierre-Yves Gruaz constate que la plupart des gens ne connaissent pas vraiment le prix exact de leur voiture. Entre le coût d’achat, l’amortissement du véhicule, le prix de l’essence qui ne cesse d’augmenter, les services, les pneus d’hiver et d’été, les places de parc au départ et à l’arrivée… « Quand on fait l’addition, on dira qu’une voiture coûte en moyenne 5000 à 7000 francs par an. Ce qui dépasse largement le prix d’un abonnement général en deuxième classe. S’il est vrai que le coût d’une simple course est élevé, il l’est nettement moins pour celles et ceux au bénéfice d’un abonnement demi-tarif ou général, sans compter les différentes communautés tarifaires qui proposent toute une série d’offres compétitives. Le Conseil d’État, de son côté, a inscrit les facilités tarifaires dans son programme de législature. Ce projet, qui nécessitera une modification de la loi sur les transports publics, vise à offrir à partir de l’année prochaine l’équivalent d’un abonnement Mobilis de deux zones, soit entre 235 et 335 francs, aux personnes de moins de 25 ans et de plus de 65 ans. »
Les rôles de l’État
Dans les méandres de la mobilité, quel est exactement le rôle de l’État ? « Il en a plusieurs. Le premier étant d’avoir une vision, de définir des lignes directrices et ensuite de les planifier, ce que fait le Conseil d’État avec son Programme de législature ou encore le Plan Climat et le Plan directeur cantonal, résume Pierre-Yves Gruaz. Comme bon nombre d’infrastructures d’importance sont de la compétence de la Confédération, son rôle est aussi de défendre les besoins locaux et régionaux qui, parfois, dépassent les enjeux cantonaux – typiquement, au travers de la Métropole lémanique, une plate-forme d’échange et de lobbying avec le Canton de Genève. C’est là qu’au travers d’une stratégie globale et multimodale et de stratégies sectorielles, la vision cantonale prend son sens. La cohérence de cette vision permet de défendre de manière crédible nos projets au niveau fédéral ».
L’État est aussi un financeur : « Sur le budget de fonctionnement de la DGMR (environ 420 millions de francs), ce ne sont pas moins de 255 millions qui sont consacrés au subventionnement des entreprises de transport public, précise le chef de la DGMR. Enfin, saluons le rôle de l’État constructeur qui alloue un budget d’investissement annuel de quelque 150 millions. Nous construisons et réaménageons des infrastructures, principalement routières, nous portons également les projets de tramway et de métro dans l’agglomération lausannoise. Voilà les quatre rôles de l’État, qui se complètent en permettant la concrétisation de la
vision vaudoise de la mobilité. »