Il y a un peu plus d’un siècle, le baron Pierre de Coubertin décidait d’installer le siège du Comité international olympique (CIO) à Lausanne. Ce premier jalon posé en 1915 aura des répercussions mondiales qu’on était bien loin d’imaginer à l’époque. Mais, malgré la rapide dimension internationale des Jeux olympiques – et leur tournure parfois politique comme ceux de Berlin, instrumentalisés en 1936 par le régime nazi à des fins idéologiques –, le comité du CIO fut longtemps considéré par certains comme un sympathique club de gentlemen, romantique et ronronnant.
Du baron au marquis
« Tout bascule vraiment en 1980, avec l’arrivée du bouillant marquis Juan Antonio Samaranch à la présidence du CIO », se souvient Patrice Iseli, qui vient tout juste de prendre sa retraite après 23 ans passés à la tête du Service des sports de la Ville de Lausanne. Acteur de premier plan et témoin privilégié de ce changement de paradigme, il raconte : « Ce n’est pas un hasard si Antonio Samaranch fut le premier président du CIO à s’installer dans la capitale vaudoise ; il avait tout de suite compris l’importance du sport et son impact planétaire. Il avait aussi senti que, pour être véritablement reconnu, asseoir sa légitimité en tant qu’institution, le CIO se devait d’avoir non seulement un siège, mais un lieu identifiable, particulier, une sorte de havre d’où il pourrait rayonner à travers le monde. Une réflexion qui aboutira à la désignation de Lausanne comme capitale olympique en 1994. »
Mais Juan Antonio Samaranch ne souhaitait pas seulement que la capitale vaudoise soit une capitale administrative du sport accueillant le siège du CIO : il tenait également à ce qu’elle s’insère dans un environnement favorable à la pratique du sport. Patrice Iseli rappelle comment M. Samaranch avait constitué un comité informel réunissant de nombreuses personnalités vaudoises, toutes d’horizons différents, afin d’inventer et faciliter l’intégration du CIO dans la vie locale. « Pour son président, il était inconcevable que le CIO se contente d’une présence administrative. En tant que capitale olympique, Lausanne devait être une ville où l’on pratique le sport. Et pour cela, il n’eut de cesse de nourrir le lien entre Lausanne et le monde du sport. » À son initiative, ces rencontres informelles ont permis de nourrir une nouvelle ambition, celle d’accueillir dans la région des compétitions sportives d’envergure, mais surtout, populaires. Ce sont elles qui sont à l’origine des 20 kilomètres de Lausanne, de la Journée lausannoise du vélo ou encore du Lausanne Marathon qui s’inscrivent toutes dans un esprit du « sport pour tous ». « Juan Antonio Samaranch ne l’a pas fait par philanthropie, mais pour bâtir, puis consolider l’image de Lausanne capitale olympique », souligne Patrice Iseli.
Attachement au sport populaire
Et effectivement, ce choix stratégique va s’avérer payant. Au fil des ans, tout particulièrement dès la fin des années 1990, ce ne sont pas moins d’une soixantaine d’institutions sportives (voir en pages 26-27) qui se sont implantées dans la région, au point que certains désignent désormais Lausanne comme le Vatican ou la Mecque du sport. Il faut dire que les présidents – Jacques Rogge puis Thomas Bach – qui ont succédé à Juan Antonio Samaranch ont maintenu une ligne similaire et gardé un lien étroit avec le Canton et son chef-lieu. En témoigne Patrice Iseli qui a souvent entendu Thomas Bach, observant depuis son bureau les joggeurs et les sportifs au bord du lac, dire combien il était frappé de voir à quel point Lausanne était une ville sportive : « Comme Samaranch, il a tout naturellement maintenu l’ancrage local du CIO. À titre d’exemple, malgré un calendrier chargé, il participe presque toujours aux 20 kilomètres de Lausanne, que soit pour courir sur une petite distance ou pour donner le départ. Sa manière à lui de montrer son attachement au sport populaire. »
Renforcer la présence des fédérations
En 1998, le scandale des Jeux olympiques de Salt Lake City aurait pu sonner le glas de la présence du CIO à Lausanne : des allégations de corruption entraînent alors l’exclusion de plusieurs de ses membres ainsi que l’adoption de nouvelles règles de gouvernance. Pendant cette période de hautes turbulences, de nombreuses rumeurs circulent sur le départ du CIO pour d’autres latitudes. « Même s’il ne s’agissait que de bruits de couloir, le risque était suffisamment grand pour que les autorités, lausannoises comme vaudoises, s’engagent à renforcer la présence du Mouvement olympique et à faire venir les fédérations internationales du sport. Elles décident alors de créer la Maison du sport international qui sera inaugurée en 2006. Mais encore fallait-il la remplir… »
De cette période date un resserrement des liens entre le Service des sports de la Commune et celui du Canton, lequel prend alors pleinement conscience de l’impact régional de la présence du Mouvement olympique. Ensemble, avec la Confédération, ils créent et mettent en place les conditions-cadres, soit une série de mesures permettant aux organisations internationales liées au sport de s’établir facilement dans le canton de Vaud, mais également d’y travailler efficacement.
Le CIO, un véritable catalyseur
De manière générale, ces conditions-cadres traitent des questions relatives à leur entrée en Suisse, aux autorisations de séjour et de travail, aux douanes, à l’acquisition d’immeubles ainsi qu’à la fiscalité, notamment aux impôts directs et à la TVA. Depuis 2008, ces entreprises bénéficient également d’une exonération fiscale, ce qui signifie qu’elles ne paient pas d’impôt en tant que personne morale (contrairement à leurs employés qui sont taxés selon les critères en vigueur dans le canton). En plus de ces avantages spécifiques, le Canton de Vaud et la Ville de Lausanne leur offrent deux atouts majeurs : la gratuité du loyer des bureaux loués si elles viennent y installer leur siège pour une durée de deux ans et un guichet unique afin de leur faciliter les contacts avec les administrations communales, cantonales et fédérales.
« Il est clair que la présence du CIO attire le monde du sport international, souligne Patrice Iseli. Mais au-delà de cela, même s’il agit comme un catalyseur, le nombre grandissant de fédérations finit par développer un tel réseau que celui-ci devient attractif par lui-même. Et puis, il ne faut pas négliger la qualité de vie, la paix sociale et un marché du travail qui permet de recruter rapidement des personnes compétentes dans de nombreux domaines différents. Revers de la médaille, la vie est chère au bord du Léman. » Mais en dépit des charges salariales et des loyers élevés, peu pourtant ont quitté la région, malgré des appels du pied parfois pressants d’autres pays, souvent asiatiques ou du Moyen-Orient, désireux de les attirer en leurs contrées avec de véritables ponts d’or : « La plupart des fédérations sont conscientes de l’importance d’être ici, au cœur de ce réseau qui ne s’est pas constitué en deux jours. » Réseau qui n’est de loin pas constitué des seules fédérations sportives. Patrice Iseli précise : « Plus largement, il faut parler des Organisations sportives internationales du sport (OSI), au nombre desquelles on trouve, notamment, le Tribunal arbitral du sport, l’Agence mondiale antidopage, l’Union mondiale des villes olympiques, autant d’acteurs qui comptent et renforcent le poids du réseau vaudois. »
Appartenir à la famille olympique
L’organisation de Jeux olympiques de la Jeunesse (JOJ) en janvier 2020 a constitué une nouvelle étape pour le canton de Vaud, en renforçant son lien avec le CIO, et plus généralement avec le monde du sport. « Pour vraiment faire partie de la famille olympique, il faut avoir organisé les Jeux. C’est incontournable ! » rappelle Patrice Iseli. Et comme la probabilité de les accueillir est relativement mince en Suisse – comme l’ont démontré les différentes votations sur ce sujet –, la création des JOJ, voulus et initiés par Jacques Rogge, a constitué une opportunité en or pour nous. Ces jeux étant conçus pour développer le sport chez les jeunes, dans un cadre à taille humaine, sans budget astronomique, les anciens conseillers d’État Pascal Broulis et Philippe Leuba, ainsi que l’ancien syndic lausannois Daniel Brélaz, ont vite saisi qu’il y avait une belle carte à jouer dans la mesure où cela répondait à une envie de développer le sport chez les jeunes tout en consolidant le statut olympique de Lausanne et du canton. »
Malheureusement, à peine quelques semaines après l’ultime épreuve et la remise de la dernière médaille, le Covid confinait le monde entier. « Tout a été paralysé pendant deux ans, aucune manifestation sportive n’a vu le jour, et tout ce que nous avions prévu pour continuer à faire vivre cet engouement pour le sport auprès de la population est tombé à l’eau, regrette encore aujourd’hui Patrice Iseli. Pendant ces deux ans, nous avions espéré pouvoir capitaliser l’engouement suscité par ces jeux auprès de la population vaudoise. »
Une dynamique héritée de la Gymnaestrada 2011
Il n’empêche, malgré cette déception, toute la dynamique créée au sein des associations sportives locales – qui ont « fourni » de gros bataillons de bénévoles sans lesquels les JOJ n’auraient pas forcément eu cette dimension populaire – est un acquis durable. « Il ne faut pas oublier que ce type de mobilisation date de 2011, à l’époque de Gymnaestrada, qui avait réuni quelque 20 000 participants. À cette occasion, un réseau de 4000 volontaires sportifs s’était créé, suscitant des vocations nombreuses, redescendant par capillarité jusqu’aux clubs et autres associations. Les JOJ ont permis de raviver ce réseau, de le rafraîchir et de le rajeunir en mobilisant des jeunes dans la pratique du sport. »
Un héritage durable
Le CIO insiste désormais beaucoup sur la notion d’héritage : qu’est-ce qui restera une fois la flamme éteinte ? À ce titre, les JOJ 2020 resteront durablement emblématiques. Que ce soit avec la construction du Vortex – qui a accueilli le village olympique et assure désormais un logement à plus de 1000 étudiants –, de la Vaudoise aréna avec sa patinoire doublée d’un centre aquatique ainsi qu’un centre de tennis de table et d’escrime, ou avec la pratique du sport au quotidien. Lors des Jeux, la Ville de Lausanne avait monté le festival Lausanne en Jeux ! qui comprenait plus de 250 ateliers et activités auxquels le public pouvait participer, l’un des points forts étant la possibilité de s’initier à toute une série de sports. « Ces initiations permettaient aux habitants de tous âges, mais surtout aux enfants, d’imiter les champions qu’ils avaient vus sur les pistes ou sur la patinoire, se souvient Patrice Iseli. Il est prévu de refaire ce type d’événement, peut-être à une échelle plus réduite, car le public avait adoré et y avait activement participé. »
Vaud, véritable « cluster du sport »
Quarante ans après, il semble que le pari de Juan Antonio Samaranch soit gagné. Lausanne n’est plus seulement capitale mais bien aussi ville olympique : elle a doublé sa dimension administrative par une pratique accrue du sport populaire tout en accueillant des événements sportifs d’importance mondiale. Plus largement, le canton de Vaud est devenu un véritable « cluster du sport », attirant plus d’une septantaine d’organisations sportives internationales.
Après la complète rénovation de son musée lausannois en 2014 – qui figure parmi les musées les plus visités du canton de Vaud et dont on rappelle que le budget des derniers travaux avoisinait 55 millions de francs –, le CIO inaugurait en 2019 sa nouvelle Maison olympique. Construction de 22 000 m2 sur les rives du Léman, ce tout nouveau siège de l’olympisme mondial réunit sur un même site ses 500 employés, jusque-là éparpillés en différents lieux de la ville. Son coût de 145 millions de francs suisses témoigne de l’ancrage du CIO et des liens solides avec la terre vaudoise. En tout cas, il confirme ce que disait Yvette Jaggi, ancienne syndique : « Il y a la Genève internationale et la Lausanne olympique. »