La création de ce nouveau quartier à Plateforme 10, c’est aussi pour les trois musées l’occasion de réfléchir à leur raison d’être à l’ère du numérique. Bien sûr, ils ne sont pas les seuls à le faire. À Genève, en 2017, le Musée d’art et d’histoire a organisé une exposition sur ce thème, présentant les solutions explorées par diverses institutions dans le monde. Et le communiqué de presse soulignait qu’il n’y a pas de réponse universelle: «Si les mutations démographiques, l’urbanisation, la numérisation, la globalisation, etc., ont contribué à une redéfinition rapide de notre rapport aux musées, aucun nouveau modèle ne semble à ce jour avoir été clairement défini.»
Va-t-on moins se déplacer dans les musées parce qu’on a tout en images sur son portable? Les musées doivent-ils se concentrer sur des expositions plus originales et spectaculaires? Toutefois, le nombre de visiteurs est-il le meilleur indicateur du succès d’une programmation?
En avril 2018, Plateforme 10 a organisé un colloque, «Le musée au défi, quels rôles pour l’innovation numérique?» Un mois auparavant, Julien Chapuis, directeur vaudois du Bode-Museum de Berlin, a donné à Lausanne une conférence dont le texte, stimulant, est accessible sur le site de Plateforme 10. On y lit plusieurs recommandations. L’une d’elles, c’est la gratuité: «Elle doit devenir une évidence». Elle est pratiquée depuis longtemps par les grandes institutions britanniques, ce qui permet par exemple d’aller voir trois tableaux à la National Gallery à la pause de midi. C’est un succès, nous dit-il au téléphone, qui suscite une identification locale à ces musées.
Que les jeunes s’approprient le musée
L’autre recommandation majeure, c’est que les musées n’attendent plus leurs visiteurs. Il faut qu’ils soient «convaincus de la valeur de ce qu’ils exposent» et qu’ils aillent chercher le public. La médiation culturelle doit être aussi importante que la programmation. Et cette médiation, de préférence, devrait être participative. «Il n’est ni possible ni souhaitable de dicter l’expérience des visiteurs. Ce que les professionnels des musées se doivent de fournir, ce sont les conditions nécessaires à des expériences enrichissantes.»
Surtout s’ils veulent attirer des jeunes. Pour Julien Chapuis, «les musées sont à la croisée des chemins. Soit ils réussissent à inspirer les jeunes générations, soit ils sont menacés de fermeture. Les musées se doivent d’être pertinents pour les jeunes générations afin d’assurer leur survie.» Quand il est arrivé au Bode-Museum en 2008, il y avait des programmes pour l’accueil d’écoliers jusqu’à l’âge de 12 ans. Il a tout de suite cherché à attirer des adolescents. Le musée a maintenant un partenariat avec neuf écoles de la ville. Il ne se contente pas de leur proposer des visites guidées, il privilégie des projets qui les font venir plusieurs fois au musée. Au début, ils sont impressionnés par ce bâtiment majestueux, ils ne s’y sentent pas à l’aise. À la fin, ils s’y sentent chez eux.
«La leçon principale que je tire de ces expériences est la suivante: une médiation purement affirmative conduit à l’aliénation et à l’exclusion. Je veux dire par là que la visite guidée traditionnelle, où une personne explique à un groupe pourquoi une œuvre est importante, a sa place au musée, mais pas comme première approche pour des adolescents.»
Au Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA), «nous avons commencé à travailler avec les écoles primaires ou secondaires il y a longtemps déjà, précise Bernard Fibicher. Nous y avons un relais fantastique grâce à nos médiatrices culturelles, et nous allons pouvoir déployer cette offre, avec l’augmentation de nos effectifs.» Ceux-ci ont en effet doublé en quelques années, grâce à l’effort financier du canton. Bernard Fibicher est très conscient du besoin de rajeunir les visiteurs. Les peintures du MCBA attirent surtout un public averti, âgé de 50 à 80 ans, le reste de la population peut se sentir intimidé, pensant qu’il faut une certaine culture pour y accéder. D’où l’importance des outils numériques.
«Nous avons ici un Wi-Fi puissant, chacun peut utiliser son téléphone portable pour télécharger une application en relation avec l’exposition Atlas par exemple, ou pourra le faire plus tard avec les collections. On y donne des informations accessibles au grand public et d’autres plus pointues. Nous essayons de faciliter l’accès à la culture par ce biais-là.»
Des publics différents
La cohabitation des trois musées permettra sans doute aussi de mêler les publics. Celui du Musée de design et d’arts appliqués contemporains (mudac), avec ses objets contemporains et ses expositions sur des thèmes attrayants comme le sexe ou le commerce des armes, attire un public jeune, notamment des étudiants. Celui de l’Élysée est sans doute le plus éclectique. «Nous avons mis en place depuis deux ans des statistiques assez précises pour essayer de mieux connaître nos publics, souligne sa directrice, Tatyana Franck. Maintenant nous savons à peu près qui vient, ça en fonction des expositions, c’est très intéressant. Mais il va falloir mettre sur pied une étude plus large, c’est en discussion au sein de Plateforme 10.»
Des trois musées, c’est sans doute l’Élysée qui est le plus connu à l’étranger. Il a des expositions qui voyagent dans le monde entier, accueillant en moyenne 300'000 visiteurs par an. «Nous avons par exemple développé tout un projet avec le Département fédéral des affaires étrangères, qui tient dans une clé USB. Nous avons donné carte blanche à dix photographes pour réinterpréter la question des principes humanitaires. Ce projet va voyager pendant trois ans. Il permet au Musée de l’Élysée de se faire connaître, d’élargir son public dans d’autres contextes, d’autres lieux.» Mais il est difficile de savoir si ça attire des amateurs à Lausanne, et plus difficile encore d’anticiper si les deux autres musées, à Plateforme 10, en profiteraient.
C’est aussi l’Élysée qui est le plus avancé dans le recours aux outils numériques. Pas étonnant, c’est intrinsèquement lié à l’évolution de la photo. Mais jusqu’où aller dans la représentation des objets ou des images? Si toutes les œuvres sont accessibles et décortiquées sur la Toile, comment éviter que les gens cessent d’aller les voir au musée?
Le contact direct avec l’œuvre
Pour Chantal Prod’Hom, directrice du mudac, c’est là aussi une question de survie. «Notre mission reste le face à face avec une œuvre d’art. Si toutes les collections sont consultables sur le Net et qu’on n’estime plus nécessaire d’aller voir le vrai tableau, parce qu’on a un écran qui propose une belle résolution, nous n’aurions plus qu’à fermer nos portes. Avec les outils numériques, il s’agit plutôt de solliciter l’envie de voir l’œuvre réelle. Il s’agit de créer des outils pratiques, peut-être plus fun s’ils s’adressent à des publics jeunes, évidemment très connectés, pour faciliter l’accès à l’objet réel. C’est dans cette direction-là que nous travaillons, bien évidemment, et je crois qu’heureusement, il y a une très forte compréhension de cette problématique.»
La preuve? Début septembre, le Conseil d’État a annoncé plusieurs décrets en faveur de Plateforme 10; l’un d’eux ouvre un crédit d’investissement de plus de 2 millions pour l’autonomisation informatique et la transition numérique des musées. «Il s’agit d’offrir au public une nouvelle manière d’appréhender les œuvres», précise le communiqué de presse, ajoutant que «le succès d’un musée dépend aujourd’hui de son infrastructure technologique.»
Il ne s’agit pas, bien sûr, de sauvegarder des musées à tout prix s’ils sont inutiles. Au contraire, Chantal Prod’Hom croit en leur avenir. «C’est le face à face qui suscite l’émotion, ou pas. Je vois dans le design à quel point les jeunes professionnels reviennent au physique, c’est très frappant, ils conçoivent leurs objets à l’écran, avec des très bons programmes 3D, mais après, il faut que l’objet fini existe physiquement, il reste le besoin de toucher, de manipuler. Nous sommes tout de même des êtres en trois dimensions, nous ne sommes pas encore des hologrammes…»