Vaud à l'ère numérique
Supplément de la Feuille des avis officiels No 75-76 du 22 septembre 2017 Spécial économie vaudoise

Les entreprises face à la révolution digitale

Parole d’expert, la digitalisation des entreprises est à la fois un sujet «très large et très vague qui concerne tous les secteurs et remet en cause tous les modèles d’affaires». Esquisse.
© ARC Jean-Bernard Sieber

Raphaël Rollier (Swisscom) : Avec le commerce en ligne, « il faut une valeur ajoutée dans le magasin ».

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© Stanisic Vladimir

La numérisation nous permet de commander différentes choses en ligne, confortablement installé dans notre canapé.

© Stanisic Vladimir

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Responsable du Programme Smart City chez Swisscom, passionné par l’utilisation des technologies digitales pour améliorer la qualité de vie et permettre une croissance économique durable, Raphaël Rollier est l’expert en digitalisation mandaté par le SPECO. Pour lui, la numérisation, «c’est l’utilisation des nouvelles technologies permettant à l’entreprise d’améliorer les  processus et l’expérience du client. C’est créer un nouveau modèle d’affaires, à l’image de Airbnb».
Des exemples ? Dans le domaine du commerce de détail, les clients comparent les prix sur internet avant de se rendre dans le magasin X ou Y pour acheter un téléviseur. On peut déjà essayer ses lunettes ou ses vêtements virtuellement. Avec internet, les entreprises connaissent aussi mieux leurs clients. «Les informations collectées par les deux géants suisses du commerce de détail leur permettent de mieux les cerner et en temps réel. Elles peuvent donc continuer à leur proposer des objets relatifs au produit, comme des objectifs ou des flashes pour ceux qui viennent d’acquérir un appareil photo.» 

Valeur ajoutée

Comme la digitalisation nous permet de commander en ligne, confortablement installé dans notre canapé, les entreprises doivent améliorer l’expérience client des personnes qui viennent dans leur magasin. «Il faut une valeur ajoutée dans le magasin et offrir une expérience au client, comme organiser des événements autour d’un produit, des démonstrations de professionnels ou des échanges d’expériences entre communautés d’utilisateurs.»
La numérisation modifie également la manière de consommer: «Demain, on vendra beaucoup moins de produits, mais plus de services. La conséquence, c’est que les entreprises doivent remettre en question la manière dont elles travaillent et la manière dont elles mesurent leur performance», constate Raphaël Rollier. Pourquoi, par exemple, investir des milliers de francs dans une voiture si on peut, à la demande, en avoir une à disposition pour quelques francs par jour, que vous pouvez récupérer devant chez vous et déposer où vous le souhaitez ?

L’éducation, enjeu majeur

Pour l’expert, l’enjeu majeur de la digitalisation des entreprises, en Suisse et en Europe, réside dans l’éducation. «À l’heure actuelle, selon une étude de l’Union européenne, 47% de la population n’a pas les connaissances suffisantes en digital pour occuper des postes où, de plus en plus, il faudra savoir interagir avec une machine. La Suisse possède de nombreux atouts dans la robotique, mais il faudra accroître les compétences dans le digital. Il faut également apprendre à coder dès le plus jeune âge, afin d’intégrer la logique informatique et plus seulement maîtriser les outils de bureautique comme Word et Excel.»

L’une des craintes les plus souvent associées à la numérisation de la société, c’est l’impact sur les emplois. Les exemples, là aussi, se multiplient. Le fait de pouvoir scanner soi-même ses achats implique une diminution des emplois de caissières. Les plateformes Airbnb ou Uber provoquent l’ire des chauffeurs de taxi et des hôteliers qui voient leur chiffre d’affaires baisser. Alors, la digitalisation va-t-elle impliquer une perte massive de certaines catégories d’emplois ? L’expert relativise. «Ce n’est pas si simple. La digitalisation de la société va entraîner la disparition de certains métiers, mais va en créer d’autres, avec peut-être plus de valeur ajoutée. De nouvelles opportunités vont venir – on peut déjà observer une croissance dans le domaine de la logistique –, mais le digital sera prédominant.»

Et Vaud dans tout ça ?

À la question de savoir si une entreprise peut se passer de la digitalisation, l’expert mandaté par le SPECO répond clairement par la négative. Or, selon une étude récente de la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie, 40% des PME ne sont pas familières avec le terme «Industrie 4.0».
La cartographie en cours de réalisation montre, en première analyse, que le canton est bien positionné. «Il bénéficie d’un bon écosystème technologique avec l’EPFL, la Heig-VD et les nombreuses start-ups qui sont en lien avec ces deux écoles. Nous avons l’expertise. Les grandes entreprises ont les moyens, mais elles ont un problème de rapidité. Quant aux petites entreprises, il faut les stimuler en les soutenant.» 

Oser tester

Pour Raphaël Rollier, l’un des points clés réside dans le fait que l’enjeu est avant tout culturel et de gouvernance, car il faut pouvoir combiner l’expertise de plusieurs entreprises pour réussir la transition numérique. «Il faut revoir la manière de fonctionner, notamment en osant tester afin d’apprendre et avancer par petites étapes. Les entreprises doivent propager une culture digitale à tous les niveaux.» 
Une des grandes questions à se poser, c’est comment utiliser et valoriser les nombreuses données dont on dispose. À Montreux, par exemple, les données agrégées et anonymisées transmises par les téléphones portables sont traduites en indicateurs de trafic dans le but d’aider à la décision sur des questions d’infrastructures routières ou piétonnières.

«La Suisse prend son temps»

Aline Isoz, elle aussi mandatée par le SPECO, accompagne les entreprises dans la numérisation. «La digitalisation est un vecteur. C’est la transformation culturelle, tout le processus, qui m’intéresse. Mon intervention n’est pas normative. Elle dépend de l’état de l’entreprise. Il ne s’agit pas d’inoculer du numérique, mais d’étudier la manière dont l’organisation absorbe la digitalisation.»
La spécialiste rappelle en préambule qu’en matière de digitalisation, l’Europe est considérée comme le tiers-monde du numérique. La Suisse ne fait pas exception. «Nous sommes les plus lents parce qu’il y a une volonté de tout contrôler.» En revanche, certains pays africains sont très en avance. Une initiative née au Kenya avant d’essaimer au Sénégal et au Mali, pays où il est compliqué d’ouvrir un compte en banque, permet de faire des paiements par téléphone mobile. «Ils sont passés de l’ère 0.0 à 4.0 parce que cela correspondait à un besoin local réel. Chez nous, nous parlons d’abord de normes et de sécurité. Certains pays édictent des lois temporaires et évolutives, alors qu’ici nous sommes dans un système qui veut tout anticiper. La lenteur du système est due au fait qu’on ne prend pas de risques et qu’on ne valorise pas le leadership, mais le consensus. Dans certaines situations, pourtant, il faut des leaders.»

«On ne partage pas»

Dans ce contexte, elle estime que le canton de Vaud tire son épingle du jeu dans le domaine de la fiscalité, de la formation numérique et de l’écosystème des start-ups. Genève est plus avancée dans l’e-voting et Zoug dans les cryptomonnaies. «Chaque canton a sa “spécialité”, mais ce n’est pas une démarche transversale, on ne partage pas. Par ailleurs, il faut à chaque fois s’identifier faute d’avoir une identité numérique unique qui pose la question de savoir à qui on transmet les données et comment on garantit leur sécurité.» Compte tenu des contraintes, «Vaud fait du mieux qu’il peut», conclut la spécialiste.


«Établir la confiance»

Expert en transition digitale, actuellement responsable eGovernment auprès de la société SICPA, Philippe Thévoz fait partie du comité de pilotage sur le digital mandaté par le SPECO. «Depuis plus d’une année, je suis en contact très étroit avec les autorités d’Estonie, un pays à l’avant-garde de la digitalisation. L’Estonie compte 1,3 million d’habitants, soit environ 1,5 fois la population du canton de Vaud. L’un des éléments forts de leur système, c’est qu’à l’âge de 15 ans, tous les habitants reçoivent une identité digitale qui est encodée dans la carte d’identité ou le permis de séjour. C’est par là qu’il faut commencer si on veut passer au digital.»

Aujourd’hui, en Estonie, 99% des transactions sont signées digitalement avec son téléphone portable et une signature manuscrite est considérée comme suspecte. «Grâce à cette signature digitale et à la dématérialisation qu’elle entraîne, l’Estonie a pu réaliser une économie équivalente à 2% de son produit national brut. À titre de comparaison, pour une grande banque suisse qui envoie par courrier postal 1,5 million de documents à signer à ses clients chaque année, la signature digitale représenterait une économie annuelle qui peut être estimée à plus de 15 millions de francs.»

Méfiance

Si Philippe Thévoz ne cache pas son enthousiasme pour le modèle estonien, l’exemple suisse est loin de produire le même effet. «Le Parlement a voté une loi sur le dossier électronique du patient, mais vu la manière dont c’est parti, ce sera très compliqué à mettre en œuvre afin de garantir une utilisation efficace, tout en assurant l’intégrité et la confidentialité des données. Chaque canton doit élaborer son propre système. Genève travaille en partenariat avec La Poste, Vaud se concentre sur les malades chroniques, les petits cantons attendent faute de moyens. L’Estonie a résolu la question. Toutes les actions apportées par un intervenant médical sur un dossier médical portent la signature digitale de son auteur. Tous les changements sont logués de manière immuable et infalsifiable grâce aux technologies de type blockchain et le patient peut vérifier à tout moment qui a écrit ou consulté quoi dans son dossier. Personne ne peut modifier quoi que ce soit sans que l’on puisse remonter à la source. Tous les citoyens ont accès à leurs données et peuvent contrôler qui les consulte ou les modifie. La loi prévoit des conséquences sévères (renvoi professionnel, voire prison si les données sont publiées) pour toute action illicite sur des données personnelles.»

Convaincre les autorités

L’attitude de la Suisse s’explique par la méfiance des autorités comme du public face au numérique. Un a priori contre lequel lutte Philippe Thévoz. «On dispose aujourd’hui de technologies (blockchain, cryptographie, signature digitale, identification…) qui permettent de générer de la confiance dans le monde digital, en permettant par exemple de prouver qu’un document digital est authentique.» Pour réussir la transition vers le numérique, le premier défi sera donc de faire en sorte que les autorités comprennent ce que ces nouvelles technologies peuvent apporter comme générateur de confiance dans le monde digital.